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Les bouleversements du monde du travail post-pandémie - Interview

Damien Grosset 5 min de lecture

 

Près de 80% des décisionnaires RH interrogés dans notre étude réalisée avec l’institut YouGov pensent que la crise sanitaire a eu un impact sur l'organisation du travail dans leur structure. Qu’est-ce qui a changé ?

Tout simplement le rapport que les salariés ont avec leur travail ! Un autre chiffre vient compléter le votre et montre combien les choses ont été vite. Une étude Ipsos, réalisée en 2020, seulement deux ans avant la votre, montre qu'a l'époque déjà, 58% des salariés avaient changé leur rapport au travail. Ces chiffres sont d'autant plus conséquents, qu’avec un taux de chômage de près de 7%, nous nous trouvons dans une situation de quasi plein emploi. Autrement dit, aujourd’hui, sur le marché du travail, il y a plus d’offres que de demandes. Et rien que ce constat indique qu’il y a un changement dans le rapport au travail. Parce que les salariés ont le choix et deviennent exigeants : ils choisissent non seulement leur entreprise mais aussi leur manager. Reste que ce changement de rapport au travail comprend plusieurs critères : il y a donc plus de possibilités de trouver un emploi, mais il y a aussi une intensification de la recherche du sens depuis la crise sanitaire et enfin il y a bien sûr le télétravail. 

La mise en place du télétravail n’est-t-il pas le premier point à aborder pour améliorer le bien-être des collaborateurs ?

Le télétravail n’est plus une exception depuis la crise, il est la règle pour de nombreuses fonctions. Il est désormais impensable de revenir en arrière ! Selon la Dares, en juin 2021, il y avait 26% de télétravailleurs. Ils n'étaient n’étaient que 10% en 2019. Pourtant, en France, les entreprises sont restées longtemps très "frileuses" vis à vis du télétravail qu'elles associaient à une baisse de productivité. Sur cette question, beaucoup d’études montrent que la productivité des salariés augmente lorsqu’ils pratiquent le télétravail deux jours par semaine. Par contre, le phénomène s’inverse si le salarié dépasse cette limite, tout simplement parce qu’il perd le lien social avec ses équipes, source d'équilibre et de créativité collective. Ainsi l'objectif n’est pas de recourir au télétravail à tout prix, c’est de s’orienter vers un télétravail raisonné qui satisfasse l’entreprise et les collaborateurs

Les entreprises ont-elles toutes compris que le télétravail fait partie intégrante de la QVT ? 

Pour une bonne partie d'entre-elles, la réponse est oui. Si je reprends encore l’étude de la Dares, elle montre qu’il y avait 23% de télétravailleurs en juin 2022, soit trois points de moins qu’un an plus tôt. Il y a donc un léger recul qui s'explique par la fin de la crise sanitaire. Mais globalement, le concept est désormais acquis. Une entreprise qui ne propose pas de télétravail lors d’un entretien de recrutement n’est plus attractive. Moi-même, lorsque je mène des entretiens d’embauche, j’entends le candidat aborder la question du télétravail très rapidement.  

Mais certaines entreprises vont à contre-courant et se mobilisent contre cette nouvelle organisation du travail. Elon Musk, le patron de Tesla, en fait partie. Parmi ses arguments, il met en avant l’idée que l’on est moins créatif chez soi qu’au bureau. Et il n’a pas complètement tort. Les neurosciences ont en effet montré que l’on est moins créatif en visio sur Teams. Le cerveau réagit moins aux sollicitations que lors d'une réunion en présentiel. 

Vous évoquiez aussi l’intensification de la quête de sens chez les collaborateurs…

 Le sens est un élément fondamental de la QVT. En partant du constat que la QVT fait partie plus globalement de la RSE, (Responsabilité Sociétale des Entreprises), l’on peut se demander dans quelle mesure les entreprises vont enfin prendre en compte le rôle social de cette démarche. Car jusqu’à aujourd’hui, l’on a surtout mis en avant la thématique environnementale que comprend la RSE. Les entreprises doivent désormais prendre conscience que l’avenir de leur structure passe aussi par la raison d’être, et par la reconquête du sens chez le salarié. Certaines entreprises sont déjà passées à l’action. Je pense au groupe Unilever qui pendant la crise de la Covid-19 a soutenu la trésorerie de ses fournisseurs pour éviter les dépôts de bilan. Quand vous le faites savoir au sein dans l’entreprise, quand vous communiquez sur le sujet, vous donnez du sens. Il faut que les salariés se disent « Je me reconnais dans ce projet, c’est tout à fait ma boite, ça ». 

Outre le rôle de l’entreprise dans la quête de sens, les collaborateurs aussi n’ont-ils pas changé leur façon de voir leur vie professionnelle ?

C’est un fait : le collaborateur a changé. Aujourd’hui, il peut être salarié, indépendant et bénévole en même temps. Cette faculté à cumuler les occupations et à entremêler sa vie privée et sa vie professionnelle a d’ailleurs un nom : la génération « Slasher ». Les DRH doivent apprendre à gérer ce phénomène qui risque de durer. Ils doivent comprendre avant cela que désormais l’évolution professionnelle doit être gérée sous forme de missions et non plus avec des parcours professionnels à long terme. Le salarié veut être traité en tant qu’individu à part entière qui veut apprendre et compléter ses compétences à travers des missions de 12 à 18 mois, pas plus.  

Ce constat mène d’ailleurs à une autre évolution : le salarié agit dorénavant comme un "consommateur". Il veut un parcours individualisé comme un client. L’entreprise doit lui proposer des solutions personnalisées au bon moment, de la même façon qu’une marque le fait grâce à sa base de données clients. Autrement dit, les RH doivent adopter une stratégie de "data mining"( une sorte de marketing des données). Et sur ce sujet, nous sommes encore loin du compte. 

Y-a-t-il tout de même une prise de conscience de tous ces changements chez les DRH ?

Il y a du progrès. Il y a de plus en plus d’entreprises, par exemple, elles envoient leurs collaborateurs en missions dans des start-up pour apprendre ce qui se fait de mieux. Beaucoup de grandes entreprises ont mis en œuvre des stratégies d'open innovation, notamment en créant leur propre incubateur afin de créer de nouvelles idées et des ressources nouvelles. En termes de QVT, beaucoup d’entreprises ont aussi changé leurs infrastructures avec la mise en place du flex office ou la construction de salles de sport. Mais soyons lucides : si ces évolutions sont importantes voire incontournables, elles sont loin d’être suffisantes. Le but ici est de créer des expériences-collaborateurs comme on crée des expériences-clients : il est nécessaire de mettre au point une « waouh attitude » ! Ce sont les expériences-collaborateurs qui pourront créer de l’engagement, pas un baby-foot ou une table de ping-pong dans un réfectoire d’entreprise.  

Le manager n’a-t-il pas un rôle à jouer dans l’engagement des collaborateurs ?

Oui. Mais avant tout, il faudrait un management plus orienté dans l’émotion, plus humain. Le manager ne doit pas être vu comme un coach mais plutôt comme un mentor. Le coach est dans une fonction d’aide. Le mentor, lui, est dans l’écoute, la bienveillance et dans l’individualisation du salarié. Il devient donc crucial d’aider les managers à prêter attention aux collaborateurs. Par exemple, la règle RH selon laquelle on ne doit pas appeler un collaborateur lors d'un arrêt maladie a volé en éclats pendant la Covid-19. Beaucoup de managers appelaient leurs collaborateurs pour savoir comment ils se portaient. Sans tomber dans l’excès, ce genre d’attention assouvit le besoin de reconnaissance du collaborateur et ajoute de la valeur au travail. Il faut former les managers à faire cela pour pousser les collaborateurs à s’engager davantage… et pour éviter que des phénomènes comme le « quiet quitting » (démission silencieuse) fassent leur apparition.  

Damien Grosset